Le miroir


Le tableau était vivant

L'idée de ce travail est née un peu fortuitement, un jour que je remarquais une personne regardant un étalage de brocante (les brocantes ... ces inventaires à la Prévert !) sur lequel se trouvait posé un miroir. Je reconnus la composition de certaines de mes photos précédentes sur l'art, à la différence près que ce que je voyais dans le cadre de ce miroir n'était pas une oeuvre d'art mais le visage d'une personne vivante. Ce fut un véritable choc, une révélation. L'oeuvre d'art n'était pas figée, je pouvais saisir l'expression de la personne dans toute sa mobilité : le tableau était vivant. En même temps je percevais toute la magie de cette scène. La personne m'apparaissait de dos mais en même temps de face, telle Janus. Dans le miroir elle était inversée (recto-verso). Le miroir, inclus dans l'image racontait une autre histoire que celle du cadre principal. De nouvelles perspectives s'ouvraient à moi. Avec cette image dans l'image j'allais peut-être pouvoir saisir une histoire dans l'histoire. Je décidais de passer à travers cette porte étroite sans savoir s'il y avait là matière à un sujet. A partir de ce moment je photographiais toutes sortes de miroirs, certains de toute petite taille, comme un clin d'oeil, d'autres qui pouvaient occuper presque la totalité de l'image. Dans la plupart des cas je réussissais à y inclure des personnages. Parfois non, l'image se présentait comme un "paysage". Alors que je travaillais sur ce sujet un ami parut étonné et me dit "mais ce n'est pas évident de trouver des miroirs dans la vie courante !". En fait, en ville, avec un peu d'attention on peut trouver de nombreuses occasions favorables. Peu à peu j'élargissais le champ jusqu'à introduire d'autres réflexions, flaques, plans d'eau, vitrines, carrosseries de voitures. Plus tard, alors que j'étais engagé sur ce sujet depuis plusieurs mois, je découvrais l'existence de ce courant esthétique qui remonte au XV ème siècle, appelé "la mise en abyme" et dont j'ignorais tout. Sans que je m'en rende compte, mon intuition m'avait menée jusque là. Du coup, je comprenais pourquoi j'avais été attiré par ce sujet ...

Réfléchir

Etonnante étymologie que celle du mot réfléchir. Réfléchir dans un miroir mais aussi réfléchir ... avec son cerveau. Réfléchir vient du latin reflectere: détourner son attention vers quelque chose, renvoyer dans une autre direction. Pour le latin il semble que le mot n'ait qu'une signification optique. C'est en 1609 que le mot apparaitrait pour la première fois avec la signification "revenir sur sa pensée pour l'approfondir". En 1672 Bossuet l'emploie dans le sens "penser murement" (Traité de la connoissance de Dieu et de soi-même). Ainsi, réfléchir n'est pas penser ni méditer: penser c'est pensare "peser dans son esprit", méditer c'est "se tenir au centre" (selon une interprétation inspirée de Lanza del Vasto). Réfléchir, c'est revenir sur sa pensée. Cet aller-retour est à l'image même du rayon lumineux dans le miroir. La langue anglaise est encore plus explicite à ce sujet. Le mot reflexion (français) se traduit par reflection. "Toute reflexion faite" ou "à la reflexion" se dit on reflection. Or un reflet (dans un miroir) se dit reflect. La proximité des expressions anglaises dans le langage traduit bien cet enracinement dans la profondeur de nos mentalités. Il est surprenant que le français n'ait pas retenu le mot reflection pour exprimer le phénomène optique alors que réflecteur ou réflectif ont été maintenus.

Toutes sortes de miroirs, certains de toute petite taille, comme un clin d'oeil ...

De l'autre côté du miroir

"O miroir !
Eau froide par l'ennui dans ton cadre gelée" (Mallarmé, Hérodiade)

Au moment où Mallarmé écrit ces vers, Lewis Carroll publie "De l'autre côté du miroir". Quel auteur mieux que Lewis Carroll a traité du miroir comme du lieu du passage, la porte qui permet d'accéder à un autre monde? Pour lui le miroir est le triangle des Bermudes qui ouvre vers une autre dimension. Alice, dans "De l'autre côté du miroir", la suite que Carroll écrit à "Alice aux pays des merveilles" en 1867, n'éprouve aucune difficulté pour le traverser : elle en a l'idée, donc elle le fait. Quand elle désire le traverser, le miroir se transforme en une sorte de brume argentée. Au début du livre, on la voit fascinée par cette surface de verre qui n'est apparemment qu'une sorte de mur glacé, pourtant si différent d'un simple mur. Lorsque son image se reflète dans le miroir, Alice ne parle pas d'elle comme d'Alice petite fille mais comme de quelqu'un d'autre : je est un autre (Rimbaud). "Ils", c'est ainsi qu'elle qualifie les habitants du miroir : "Je voudrais tant savoir s'ils font du feu en hiver" ... "Ils tiennent aussi un livre dans l'autre pièce." Mais le livre est inversé. "Tu vois, les livres ressemblent pas mal à nos livres, mais les mots sont à l'envers. Je le sais parceque j'ai tenu une fois un de nos livres devant le miroir." La présence de la bibliothèque et du livre au début du récit n'est pas anodine. Un livre ce sont des mots, c'est du sens. Le fait que dans le miroir les mots soient inversés amène à des questions autres qu'à un simple problème d'image inversée ou de réflexion optique. C'est du sens dont il est question. De l'autre côté du miroir le sens est autre. Il n'est pas seulement inversé. Le sens est autre parce que le monde du miroir est autonome. Le livre est inversé en-soi. Alice est passée de l'autre côté du miroir, elle tente de lire le livre. Et elle ne le comprend pas car "c'est écrit dans une langue que je ne connais pas" dit-elle. Jusqu'à ce qu'elle réalise que le livre est écrit à l'envers. "C'est un livre du miroir !" (Dodgson - le vrai nom de Lewis Carroll - ira d'ailleurs jusqu'à demander à son éditeur d'imprimer certains passages "inversés"). Alice n'est donc plus dans un monde reflet de notre propre réalité ou réalité illusoire, elle est dans un monde qui, en-soi, procède d'une logique différente. Que Lewis Carroll soit logicien, n'est pas fortuit. Ses deux livres procèdent d'une logique autre que celle commune à nous tous, un monde que Lewis qualifie - avec tristesse - de "monde d'adultes". Ainsi, cet épisode de la bibliothèque et du livre inversé qui apparaît dès les premières pages met l'accent sur ce préalable : ce n'est pas d'illusion, de reflet ou de quoi que ce soit de ce genre de léger qu'il s'agit mais bien du sens.

"De l'autre côté du miroir" Alice accomplit un bien étrange voyage. Elle va rencontrer des animaux extraordinaires et des personnages étonnants. Le livre se présente comme une partie d'échecs. Mais il ne faut pas y chercher le déroulement réaliste d'une véritable partie d'échecs. Tout y est transfiguré. Après de nombreuses aventures, Alice atteint la huitième case de l'échiquier et parvient à devenir Reine, ce qu'elle avait proposé - en jeu - à Kitty, sa chatte au début du livre : "Faisons semblant que tu sois la Reine rouge".
Aragon découvre Lewis Carroll dans l'entre-deux guerres. Il publie le texte intitulé Lewis Carroll en 1931 dans la revue "Le Surréalisme au service de la Révolution".
Il y voit un chantre de la littérature du nonsense et de la subversion, deux valeurs chères au dadaisme et au surréalisme. Du coup Carroll n'est plus ce qu'il a été sous l'Angleterre Victorienne, un aimable auteur de contes pour enfants. Carroll devient celui qui bouscule l'ordre bourgeois, qui révolutionne le sens, qui bafoue le monde rationnel et raisonnable des adultes. Les personnages qu'Alice croise sur son chemin manifestent tous dans leur existence le plus grand nonsense (absurde) possible. Ils ne peuvent admettre qu'elle ne comprenne pas un monde qui n’a aucun sens en soi au final. Un monde dont le nonsense est devenu la norme.

 

"les tableaux avaient tous l'air d'être vivants" (Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir)

 

La mise en abyme

La mise en abyme est un procédé de style (à défaut d'être une figure) consistant à inclure une image dans une image. Je ne connaissais rien sur cette question lorsque j'ai commencé à photographier sur ce sujet. Je me souvenais seulement avoir vu, au début des années 80, sur le présentoir d'un libraire, un petit livre de poche blanc, dont la photo de couverture reproduisait un tableau de Van Eyck, et dont le titre - étrange - est resté gravé dans ma mémoire : "la mise en abyme". Il s'agissait du livre de Lucien Dällenbach qui porte en sous-titre : "Le récit spéculaire". A l'origine, le procédé vient de l'héraldique. L'abyme (ou abîme) est une petite pièce centrale de l'écu qui n'en touche aucune autre ; on dit qu'elle est au fond, "abîmée". Ce principe a été repris dans l'art pictural, la littérature, le théâtre, le cinéma ... Au XV ème siècle, avec le perfectionnement de la peinture à l'huile, dans son tableau le mariage de Giovanni Arnolfini, peint en 1434, Van Eyck utilise ce procédé en représentant un miroir convexe qui décrit une scène légèrement différente de celle comprise dans le cadre principal, alors que cette dernière n'aurait dû être qu'inversée. Outre la convexité du miroir qui entraîne une anamorphose de la scène, dans le détail du miroir on peut voir les époux Arnolfini de dos, puis à l'arrière plan deux personnages qui se tiennent debout et que l'on pense être Van Eyck lui-même et sa femme ou un enfant, rendant visite aux jeunes époux. Dans la réflexion du miroir, Van Eyck n'est pas en train de peindre la scène car on n'y voit nulle trace de chevalet ou du support en bois (la peinture a été réalisée sur un panneau de bois). Il est donc clair que le peintre ne s'est pas satisfait d'une simple représentation réaliste de la scène.

 

 

 

Le mariage de Giovanni Arnolfini, Van Eyck, 1434. National Gallery. Londres.

Il en est de même pour Quentin Metsys et pour Velasquez. Aux XV, XVI èmes siècles les miroirs convexes étaient appelés "miroirs de sorcières" car on les dotait de pouvoirs magiques. On en trouvait souvent dans les intérieurs flamands : disposés en face ou à côté d'une fenêtre, ils permettaient de faire entrer la lumière dans les habitations, mais aussi ... de voir dans les coins.

 

 

 

 

 

 

Ce pourquoi ces "miroirs de sorcières" étaient aussi appelés "miroirs des banquiers" : ils donnaient aux banquiers, usuriers ou orfèvres la possibilité de surveiller discrètement leur échoppe. Le Prêteur et sa femme de Quentin Metsys, 1514, musée du Louvre, Paris

Le détail du miroir ne représente pas, non plus, le peintre au travail mais un personnage venant proposer quelque chose en gage au prêteur. L'oeil du peintre se fait invisible.

Par extension, la mise en abyme a été reprise dans les arts : littérature, théâtre, cinéma ... Cette inclusion d'un petit miroir dans le coin d'une peinture n'est pas un simple élément décoratif : il pose un certain nombre de problèmes philosophiques. Cette alliance de l'esthétique et de la philosophie ne pouvait échapper à de nombreux créateurs. Comme chez Carroll le miroir ouvre à une autre dimension. En littérature plusieurs récits présentent une structure "en abyme" où le miroir n'est pas une simple reproduction inversée de la réalité. Parmi eux les romans dont le sujet est - entre autres - le roman lui-même : "Les Faux-Monnayeurs" d'André Gide, "Les Fruits d'or" de Nathalie Sarraute,"Un aller simple" de Didier Van Cauwelaert, "L'emploi du temps" de Michel Butor, "L'histoire sans fin" de Michael Ende, "Le Mystère des dieux" de Bernard Werber ... De même, au théâtre, "Hamlet" de Shakespeare, "Six personnages en quête d'auteur" de Pirandello, "L'Illusion comique" de Corneille ou au cinéma, "The Player" de Robert Altman, "La Nuit américaine" de François Truffaut où le film traite d'un film tourné sous l'occupation; la liste serait longue (elle n'est ici qu'indicative) où la mise en abyme a été utilisée comme un jeu et comme une réflexion "en miroir". Dans cette lignée, il faut aussi citer le photographe Duane Michals qui a travaillé sur le thème d' Alice's mirror. Et encore Dan Heller qui présente une trentaine de photos sur le thème du miroir.

 

 

 

Une amie, JoëlleThanh, a réalisé à Florence cette photo étonnante d'un orfèvre au travail où le miroir nous renvoie une scène aux lumières "renaissance".

Dans Les Ménines, Vélasquez utilise la mise en abyme de façon très personnelle, lui aussi, car le couple royal y est représenté au fond du tableau dans le reflet du miroir, le premier plan étant occupé par les infantes et ... le peintre lui-même en train de travailler à son tableau. La scène est "impossible" car si Velasquez peint cette scène devant un grand miroir qui lui renvoie tout le premier plan, où se trouvent le Roi et la Reine pour qu'on les voie de face ? Derrière Velasquez ? Dans ce cas, ils devraient se trouver dans la pièce "en réalité" comme le personnage placé dans l'encadrement de la porte ...

 

 

Une "impossibilité" qui en rappelle une autre chez Magritte dans un autoportrait au miroir, intitulé Reproduction interdite, 1937.

 

Les Ménines de Velasquez, 1657, Musée du Prado, Madrid.

Au final le but de la mise en abyme n'est-il pas de poser davantage de questions que d'y répondre ? L'essentiel n'est-il pas d'amener le spectateur à s'interroger sur ce qu'il voit, à remettre en cause la croyance qui, jusqu'alors pouvait être la sienne, à savoir la certitude des fondements, la solidité du réel ? Ces miroirs ne sont-ils pas autant d'occasions de questionnement, des points d'interrogation qui nous invitent à remettre en question le monde du rationnel, des grains de sable qui dérèglent la trop belle logique de nos interprétations de l'univers ? En photographie l'incidence est autre. Il ne s'agit pas de reconstituer le fragment d'une réalité imaginée à l'instar des peintres qui peuvent inventer des mondes dans la solitude de leur atelier: la réflexion que nous renvoie le miroir n'est pas moins réelle que la scène comprise dans le cadre principal de la photo. L'allusion y est plus symbolique, nécessairement décalée, à la frontière de l'objectif et du subjectif : photographier la réalité et sa remise en cause ...

 

Le miroir, reflet de la réalité ou protection ?

En France, pendant la première guerre mondiale, dès 1914, paraît un hebdomadaire consacré à l'actualité du front Le Miroir. Il se veut le "reflet" de la guerre. Entièrement illustré de photographies, un concours est organisé incitant les soldats à prendre des photos et à les transmettre au journal. L'armée interdit de prendre des photos du front mais les combattants réussissent malgré tout à en faire, à la sauvette, avec leur petit Vestpocket Kodak. La censure ne s'exercera pas sur les images mais sur les légendes que l'armée a voulu triomphalistes ...

 

 

 

 

 

Pour le Feng-Shui, disposer un miroir devant sa maison et à certains endroits appropriés renvoie les flèches empoisonnées ou shar chi, le souffle qui tue, vers leur point de départ. Dans cette philosophie, la puissance des miroirs est à utiliser avec précaution. Paco Rabane rapporte dans La fin des temps, s'être visualisé "comme un miroir", en méditation, à une époque où tout allait mal dans sa vie. Quelques temps après, un inconnu s'est présenté à lui, désemparé, le suppliant d'arrêter. Il avoua être un sorcier, avoir été payé par quelqu'un pour lui vouloir du mal, et recevoir maintenant tout le mal qu'il lui avait souhaité ... en retour. En Asie centrale, les chamans peuvent porter des costumes ornés de petits miroirs pour se protéger contre les dards des esprits néfastes.

 

 

 

Mythologies et symbolisme

Persée affronte Méduse grâce au bouclier d'Athéna qui lui sert de miroir et lui épargne d'être pétrifié. Pandore reçoit un miroir pour répandre sur l'humanité tous les maux que les dieux avaient enfermés dans sa boîte. Le miroir de Dionysios brise le cadre de règles trop contraignantes. Mais Narcisse est certainement le plus représentatif des mythes ayant fait appel au reflet. Ovide, dans ses Métamorphoses, raconte l’histoire de ce héros, fils du dieu-fleuve Céphise et d'une nymphe, Liriopé. A sa naissance, sa mère consulte l'oracle Tirésias pour lui demander ce qu'il en sera de l'avenir de son fils et s'il atteindra un grand âge. Le sage lui répond qu'il y parviendrait ... à la condition qu'il ne se voie pas. Devenu jeune homme, Narcisse est doté d'une beauté parfaite. Il attire les jeunes filles et les jeunes gens qui tombent tous amoureux de lui. Mais Narcisse est solitaire, il dédaigne tout le monde, préférant la chasse. Parmi ses prétendantes Echo, nymphe des montagnes, qui finit par se désespérer de ne pas séduire Narcisse à qui elle n'a pu exprimer son amour : elle ne peut en effet que répéter les derniers mots de celui qui parle. Par dépit elle demande à Némésis (la Vengeance) de punir Narcisse en lui faisant connaître ses propres tourments : éprouver un amour qui ne puisse atteindre son objet. Un jour, dans l'eau de la source Narcisse découvre un visage d'une beauté sans pareille : lui-même. Mais tout ceci ne repose-t'il pas sur un malentendu ? Narcisse ne sait pas qu'il contemple son propre visage. Il ne s'aime pas lui-même : il aime ce visage qu'il ne sait pas être le sien. Cela rappelle Lacan et sa théorie du stade du miroir chez le jeune enfant. Selon lui l'enfant qui se découvre dans un miroir ne sait pas qu'il s'agit de lui-même. Ce n'est que lorsqu'il y découvre les traits de sa mère qu'il connaît dans la réalité qu'il comprend ce qu'il en est. Pour s'en assurer il va faire des gestes que le miroir va reproduire. Narcisse parle à ce visage qui ne lui répond pas. Il finira par sombrer dans la folie et en voulant s'endormir aux côtés de l'être aimé (passer de l'autre côté du miroir), tombera dans l'eau et s'y noiera. C'est pourquoi Alberti dans De pictura, 1436, dira que Narcisse, qui se laisse tromper par un effet d’illusion, doit être considéré comme l’inventeur de la peinture : "Qu’est-ce en effet que peindre sinon embrasser avec art la surface de la source ?"

Jean Marais dans l'Orphée de Jean Cocteau, en 1950

Jean Cocteau a porté à l'écran une interprétation toute personnelle de l'antique mythe d'Orphée. Il joue sur une symbolique influencée par Lewis Carroll introduisant des miroirs pour représenter les "passages", en particulier ceux de la mort : "les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va. Du reste, regardez-vous toute votre vie dans une glace et vous verrez la mort travailler comme les abeilles dans une ruche de verre". Dans le mythe grec la femme d'Orphée, Eurydice, après avoir refusé les avances d'un berger, meurt des suites de la morsure d'un serpent. Elle descend au royaume des enfers. Orphée traverse le Styx, le fleuve qui sépare les morts des vivants, il exprime sa douleur à Hadès, et jouant de sa lyre, le convainc de lui rendre Eurydice. Le dieu finit par accepter à la condition qu'il l'emmène vers le royaume des vivants sans se retourner avant qu'ils ne soient arrivés. Vers la fin de leur parcours, alors qu'ils sont presque arrivés, Orphée inquiet se retourne vers Eurydice : c'est trop tard, Eurydice meurt une seconde fois, la vraie. Cocteau a fait de cette légende une adaptation moderne et très libre. Orphée assiste à la mort d'un poète Cégeste renversé par une moto. Une Princesse recueille le corps et, accompagnée d'Orphée l'emmène dans une maison en ruines. La Princesse ramène à la vie Cégeste : celui-ci la reconnait comme étant la Mort. Puis ils s'évanouissent à travers le reflet d'un miroir. Orphée ne comprend plus rien. Il s'évanouit. Lorsqu'il revient à lui, il se trouve aux côtés d'Eurydice, sa femme. Peu après celle-ci est à son tour tuée par la même moto qui avait renversé Cégeste. La Princesse franchit le miroir de sa chambre pour l'emporter vers le royaume de la mort. Le chauffeur de la Princesse aide Orphée à traverser le miroir pour aller chercher Eurydice. Orphée passe devant un tribunal, il obtient qu'Eurydice lui soit rendue aux mêmes conditions que celles du mythe grec : ne pas regarder en arrière en retournant vers les vivants. Ils rentrent en voiture. Leurs regards se croisent malencontreusement dans le retroviseur ... Eurydice est perdue. Le film continue avec de nombreux rebondissements : Orphée est tué, il retrouve son Eurydice, la Princesse est condamnée ... Jean Cocteau a poussé très loin la représentation du miroir comme le lieu symbolique du "passage". Une représentation qui n'est pas sans rappeler la peinture de Georges de la Tour : Marie-Madeleine. 

Dans sa peinture Marie-Madeleine (1628), Georges de la Tour représente le miroir comme le symbole du "passage" de la réalité illusoire de la vie à celui de son aboutissement inéluctable. National Gallery, Londres.

Pour de nombreuses traditions, le miroir reflète la vérité, la sincérité. La Sagesse du grand Miroir du Bouddhisme Tibétain enseigne le secret suprême. Yama, le souverain indobouddhique du royaume des morts emploie le miroir du karma pour prononcer son jugement. Paul dans sa 2ème épitre aux Corinthiens (3,18) écrit : "Nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur". Dans l'antiquité, et pour une raison qu'on s'explique mal, les astronomes observaient le ciel dans un miroir. De même, selon Paul, pour contempler Dieu devons-nous faire preuve de la même humilité. Les peintures de Vélasquez et de José de Ribera représentent le philosophe tenant un miroir, parcequ'il spécule (miroir se dit speculum en latin), mais aussi parcequ'il s'interroge sur lui-même. Le philosophe est fidèle en cela au "connais-toi toi-même" de l'inscription delphique, chère également à Socrate. Les frères Grimm n'ont pas échappé à cette tradition du miroir-vérité. Dans Blanche-Neige, la Reine possède un miroir magique, don d'une fée, qui répond à toutes les questions. "Miroir, miroir en bois d'ébène dis-moi que je suis la plus belle", demande-t-elle : "- Reine, tu étais la plus belle, mais aujourd'hui Blanche Neige est une merveille." répond le miroir qui ne sait pas mentir.

 

Le miroir, une profondeur insondable

On le voit, le miroir n'en finit pas de nous questionner.
Et encore, je n'ai fait qu'évoquer un ensemble de pistes possibles.
J'ai l'impression de me trouver au centre d'une petite clairière au sein d'une forêt très dense, clairière de laquelle partiraient de nombreux chemins. Je ne sais où ils mèneraient à la fin.
Le miroir est-il un passage vers l'ailleurs, vers un monde imaginaire, comme chez Carroll ?
Une remise en question du réel comme ont tenté de nous le dire les peintres de la mise en abyme ?
Une porte vers l'au-delà dans une analogie eau-miroir comme chez Cocteau (analogie que l'on avait noté chez Mallarmé : "O miroir ! Eau froide par l'ennui dans ton cadre gelée")?
Dit-il toujours la vérité ?
N'est-il pas aussi le reflet de la réalité, son double, son imitation inversée, sa mimesis, sa parodie ?
Sans doute est-il tout cela à la fois, à l'image de notre propre complexité.

 

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